Depuis Charcot : quand les neurosciences explorent l’hypnose

Depuis Charcot, précurseur de l’hypnose il y a plus d’un siècle, plus on étudie l’hypnose, et mieux on commence à comprendre comment cette technique permet de court-circuiter la conscience. En effet, en raison du mode de fonctionnement même du cerveau, les fameuses suggestions hypnotiques, par une sorte d’astuce mentale rendue acceptables, sont acceptées et deviennent donc auto-suggérées. Et ce discours intérieur invite la personne à inhiber un mouvement, l’accès à des souvenirs ou à une perception.

Ou bien au contraire (autre type de piste thérapeutique !), l’amène à ouvrir un nouveau champ de compréhension en modifiant son point de vue. Cette conception apporte un nouvel éclairage aux troubles fonctionnels, psychosomatiques ou aux phobies, par exemple, qui consisteraient dès lors en une création de son propre trouble par un mécanisme d’autosuggestion de solutionnement, d’évitement ou d’inhibition, puis à en perdre le contrôle – comme une sorte de perte d’itinéraire du chemin suivi pour en arriver là… Ou une forme ponctuelle d’auto-limitation qui finirait par devenir une norme personnelle et répétitive !


Dans les murs de cette même Salpêtrière où Charcot officiait à la fin du XIXe  siècle, une expérience étonnante s’est récemment déroulée. Electroencéphalographe à l’appui, elle met en lumière les étonnants pouvoirs de l’hypnose en même temps qu’elle éclaire le substrat de la conscience.

Charcot à l'origine de l'étude de l'hypnose
« Une leçon clinique à la Salpêtrière » (1887) nous montre Jean-Martin Charcot mettant en scène une patiente sous hypnose pour présenter les symptômes de l’hystérie. (MARY EVANS/SIPA)

Par Yann VerdoPublié le 22 avr. 2022 à 13:44 | Mis à jour le 22 avr. 2022 à 14:52

En 1882, le grand Jean-Martin Charcot fondait à l’hôpital de la Salpêtrière l’école éponyme, grâce à laquelle l’hypnose allait être réhabilitée comme sujet d’étude scientifique et connaître son premier âge d’or. Tout juste cent quarante ans plus tard, dans ces mêmes murs de la Salpêtrière, un autre neurologue de renom, Lionel Naccache, s’est prêté avec son étudiant en thèse Esteban Munoz-Musat, comme lui passionné par l’exploration de la conscience aux limites, et avec l’hypnothérapeute Jean-Marc Benhaiem, à une très étrange et très fascinante expérience.

Mais avec en plus, par rapport à l’époque de Charcot, le concours de tout ce que l’imagerie cérébrale offre aux neuroscientifiques du XXIe siècle de plus pointu, à commencer par cet électroencéphalographe à haute densité couvrant le scalp du patient de pas moins de 256 électrodes. En somme, du « Charcot 2.0 », plaisante Lionel Naccache.

L’affaire est pourtant très sérieuse et, comme au temps du fondateur de l’Ecole de la Salpêtrière qui prêtait une attention toute particulière aux crises d’hystérie de ses contemporaines, c’est une femme qui, là encore, y a joué le premier rôle. Une femme tout ce qu’il y a de plus normale et en bonne santé, si ce n’est que les expérimentateurs la savaient assez réceptive à l’hypnose. Il le fallait car, une demi-heure durant, Jean-Marc Benhaiem s’est efforcé d’induire en elle, grâce à la suggestion hypnotique, rien de moins… qu’une surdité ! Surdité volontaire et transitoire, parfaitement réversible, certes. Mais surdité tout de même.

Au bout d’une demi-heure passée à essayer de se convaincre, sous l’influence de son hypnotiseur (et peut-être en se racontant une histoire dans laquelle elle se mettait dans la peau d’un sourd ?) ,qu’elle n’entendait plus les sons, cette patiente a effectivement cessé de les entendre. Ou, du moins, a-t-elle cessé d’avoir conscience de ces bips réguliers que les expérimentateurs lui envoyaient, par salves de cinq, dans les oreilles. Comment le sait-on, vous demanderez-vous peut-être ? Eh bien, grâce à l’électroencéphalographie (EEG), justement. Et c’est là que l’étude publiée mi-mars dans « Frontiers in Neuroscience » devient passionnante… et riche d’enseignements divers.

Deux étapes

Le protocole ayant conduit les auteurs à envoyer des bips par groupes de cinq ne tombait pas du ciel. Il était directement issu d’un test mis au point quelques années plus tôt par le même Lionel Naccache, consistant à sonder le niveau de conscience d’un malade non-communicant à partir de l’analyse de son activité cérébrale (enregistrée par EEG) en réponse à une série de stimuli auditifs. Ce test, appelé « local-global », a permis de découvrir que le traitement, par notre cerveau, d’un son se fait toujours en deux étapes. Dans un premier temps, un traitement cortical inconscient, restant confiné aux régions auditives situées dans le sillon temporal supérieur. Puis, au bout d’environ 300 millisecondes, un traitement conscient, qui ne débute que lorsque la représentation mentale (en l’occurrence, de nature auditive) accède à un beaucoup plus vaste réseau neuronal, englobant notamment les zones fronto-pariétales. Ce réseau s’étendant d’un bout à l’autre du cerveau, le trio de neuroscientifiques Jean-Pierre Changeux, Stanislas Dehaene et Lionel Naccache l’ont appelé « espace de travail neuronal global conscient » et en ont fait le socle de leur théorie de la conscience, sans doute l’une des plus solidement étayées à ce jour.

Le passage de l’étape inconsciente à l’étape consciente est marquée par l’émission d’une onde cérébrale particulière (qui en est la signature), baptisée « P300 » ou « P3 » (P pour positivité et 300 en référence aux 300 millisecondes qui se sont alors écoulées depuis l’émission du son). Mais, dès avant l’entrée en scène de cette onde P3, une ou deux autres ondes sont émises par notre cerveau. « La première, dite ‘P1’ (c’est la première onde de positivité), ‘signe’ le traitement (inconscient) du son par les régions auditives primaires. La seconde, l’onde MMN, marque quant à elle la détection (toujours inconsciente !) d’une nouveauté, d’une ‘non-répétition du même’. Par exemple, si les cinq bips sont identiques, on n’observera pas d’onde MMN sur l’électroencéphalographe. Mais, si le cinquième diffère des quatre premiers, oui », explique Lionel Naccache.

Tout cela a été retrouvé sur la patiente de l’expérience avant qu’elle ne devienne temporairement sourde. Mais ensuite, lorsqu’elle ne percevait plus les bips ? Les expérimentateurs ont bien continué d’enregistrer une onde P1 ainsi que, lorsqu’ils envoyaient un cinquième bip différent des quatre précédents, une onde MMN, preuve que le traitement inconscient du son avait toujours bien lieu – si la patiente était sourde, son inconscient (du moins son inconscient cognitif, assez différent de l’inconscient freudien postulé dans la psychanalyse), lui, ne l’était pas. Mais, arrivé au seuil fatidique des 300 millisecondes, plus aucune trace de l’onde P3.

Ce résultat est déjà en soi appréciable puisqu’il apporte une nouvelle pierre à la théorie de la conscience de Changeux, Dehaene et Naccache. Mais ce n’est pas tout. Car, un peu avant que le compteur indique 300 millisecondes, un autre signal a été perçu et ce, uniquement pendant la période de surdité effective de la patiente. Ce signal partait du cortex cingulaire antérieur, une structure cérébrale dont les neuroscientifiques savent qu’elle joue un rôle clé dans les différents processus cognitifs d’inhibition. Ce qui, à son tour, éclaire puissamment l’hypnose, qui est aujourd’hui de plus en plus couramment utilisée en clinique pour inhiber la douleur (et, par exemple, supprimer ou réduire la quantité d’analgésiques ou se passer d’anesthésie avant une opération). Tout se passe comme si la patiente, aidée par la suggestion hypnotique, avait réussi à faire en sorte que son cortex cingulaire antérieur, en envoyant un signal d’inhibition, bloque l’accès de la représentation mentale d’intérêt à son espace de travail neuronal global conscient.

Ici, il s’agissait de bloquer l’accès à la conscience d’une représentation mentale associée à un son mais on pourrait tout aussi bien imaginer bloquer de la même manière une associée à une image – et les auteurs de l’étude ne vont d’ailleurs pas manquer de le faire en tâchant d’induire sur d’autres patients une cécité transitoire dans une prochaine étape de leur travail. Mais les pistes ouvertes par cette étonnante première expérience sont aussi nombreuses que variées, puisque le cortex cingulaire antérieur n’inhibe pas que les stimuli venus de nos cinq sens : c’est aussi lui qui inhibe la douleur (ou, du moins, la perception consciente de la douleur, ce qui, de fait, revient au même), cette fois en court-circuitant les connexions entre les zones fronto-pariétales et l’insula. On comprend enfin pourquoi l’hypnose analgésique a désormais, près d’un siècle et demi après Charcot, toute sa place à l’hôpital.

Une piste pour guérir les troubles neurologiques fonctionnels ?

Dans les services de neurologie, jusqu’à 30 % des patients seraient atteints de ce que les spécialistes appellent des « troubles neurologiques fonctionnels » (ou TNF). Ces TNF peuvent présenter une grande variété de visages – mouvements anormaux, crises convulsives, paralysies ou amnésies partielles… – mais leur point commun est qu’aucune lésion anatomique (cérébrale en particulier) n’est associée à ces divers symptômes, le bilan étiologique revient toujours négatif. Ces gens sont bel et bien malades, mais leur maladie n’est pas objectivable. Or, Lionel Naccache et son équipe pensent que ce que leur expérience a permis de découvrir au sujet de l’hypnose et des processus d’inhibition pourrait éclairer d’un jour nouveau ces mystérieux TNF. Leur hypothèse est que, si tel patient ne parvient plus à bouger l’un de ses bras, ou à se souvenir de ce qu’il a fait à une époque donnée de sa vie, c’est parce qu’il a en quelque sorte, peut-être à la suite d’un traumatisme, enjoint à son cortex cingulaire antérieur d’inhiber le mouvement de ce bras ou le rappel de ces souvenirs. « Ce serait par un mécanisme d’autosuggestion analogue à celui décrit dans l’étude que ces patients auraient créé leur trouble, sans pouvoir ensuite en reprendre le contrôle », avance en effet Lionel Naccache. Une piste de plus à explorer.

Deux dates

En 1882, dans son livre « Sur les divers états nerveux déterminés par l’hypnotisation chez les hystériques », Jean-Martin Charcot présente l’« hypnotisme » comme un fait somatique pathologique propre à l’hystérie. C’est le début de l’âge d’or de l’hypnose en France.

En 1957, un psychiatre américain visionnaire, Milton Erickson, donne sa forme moderne à l’hypnose thérapeutique en créant l’American Society of Clinical Hypnosis. L’« hypnose ericksonienne » connaît aujourd’hui de multiples variantes.

Yann Verdo

Source : : Les Echos